Le temps du doute

Dominique Thiers Bautrant

Dominique Thiers Bautrant

J’ai passé une semaine plutôt difficile.
Moi, ce que je sais faire, c’est prodiguer des soins à ceux qui le demandent et en ont besoin.
Ce que je ne sais pas faire, c’est « réguler  » mon activité,  » adapter l’offre à la demande «, « co-construire le soin dans un partenariat économique et social « .
Je ne sais pas le faire, et je crois que je ne veux pas.

Pas parce qu’un jour , en me regardant dans la glace, je me suis dit  » tiens j’ai envie de faire de l’argent je vais être docteur  » , mais parce que j’ai passé les 15 premières années de ma vie post scolaire à apprendre un métier, 10 années pour commencer à le maîtriser et que depuis, j’essaie de coller au train des innovations, des découvertes scientifiques mais surtout aux évolutions des pratiques demandées tout en restant à l’écoute de mes patients, et que je n’y arrive plus, je ne peux plus, je ne reconnais plus mon métier dans ce que j’en lis, entends par des non soignants ou des soignants qui ont oublié et qui pensent avoir trouvé la solution.
Je ne raconterai pas pourquoi j’ai voulu être docteur, c’est Mon histoire, mais je pourrais raconter pourquoi et comment la classe dirigeante (comprenez la politique et la finance) vont en dégoûter plus d’un.
Un jour, la société devenant adulte, se rendit compte que la santé ne pouvait être une question strictement individuelle, genre chacun pour sa pomme et fait comme il veut, mais était un sujet politique national. Après tout, la santé est une valeur publique à défaut d’un bien public, il est normal que le législateur, le politique y mette son nez.
Rien à redire.
Un tas de gens beaucoup plus intelligents que les docteurs se sont alors penchés sur le problème et ont fait des  » diagnostics  » qui n’ont pas du tout été protégés par le secret médical, mais ont été très largement diffusés. En gros  » c’est TROP CHER ! « .
Le politique a alors tenté une solution politique : on va réguler et contrôler , on va investir dans la régulation des actes inutiles, des comportements frauduleux ou des usages non pertinents, parce que pour que tout aille bien, il FAUT qu’il y ait moins de malades, et moins malades …
les docteurs , quant à eux, continuaient leur TAF, un peu inquiets en raison d’un accroissement de la demande, de la réduction des effectifs, de la stagnation des tarifs, des difficultés grandissantes liées aux tensions entre les revendications légitimes, très individualistes et personnalisées des patients ( mais ils avaient été formés pour cela ) et l’impérieuse volonté et nécessité de  » régulation  » , terme dont ils avaient vérifié le sens dans le dictionnaire .
Comment je fais pour  » réguler  » Le cancer de Janine, La cancérophobie de Georgette, les douleurs et la tension de Brigitte, toute seule depuis que Jacques s’est tiré avec Jocelyne et que les enfants sont partis à l’étranger ?
Les équipes des services d’urgence aussi étaient bien trop occupées à accueillir sur des brancards sortis des réserves, Georges qui avait encore oublié son diurétique depuis qu’Odette était partie au ciel, Amandine qui avait encore avalé sa boite de Temesta depuis que ses parents l’avaient fichue dehors après son dernier licenciement, sans compter José qui pensait faire un infarctus après avoir appris que Rosa avait une liaison, juste le jour où le boss l’avait convoqué pour lui parler du plan social. Des fausses urgences, qu’y disaient, de la bobologie, qu’y disaient, la faute des MG qui jouent aux Play Mobil avec leurs gosses plutôt que d’ouvrir leurs cabinets 24/24 7/7 , qu’y disaient, la faute des spécialistes, des machines à sous inutiles…
pourtant, on l’avait dit qu’on allait manquer de bras , que la santé c’était pas un domaine marketing comme les autres … mais bon, les docteurs … je n’en dirais pas plus , comme dirait l’autre.
Et c’est tous les jours comme ça, tous les jours, on se dit qu’on va lire ce que les intelligents écrivent à propos de comment il faut soigner pour que ça coûte moins cher et qu’avec les mêmes moyens on fasse plus, mais tous les jours, Georges, Brigitte, Amandine et les autres reviennent et reviennent encore et encore et c’est pour eux qu’on a ouvert le cabinet, pas pour les camemberts de l’INSEE.
Alors les jeunes n’ouvrent plus de cabinets, ils veulent être ensemble dans des endroits où d’autres qu’eux vont s’occuper de tout ce qui n’est pas médical, comme ça ils auront plus de temps pour s’occuper de Georges, Brigitte, Janine sauf que .maintenant, les intelligents veulent aussi dire si il faut vraiment soigner Georges, Brigitte et les autres, et qui doit le faire. Des » parcours de soins  » qu’ils vont faire.
Alors j’ai essayé de rencontrer les intelligents, je me suis dit, je vais leur expliquer comment ça se passe, et on va essayer de trouver une solution.
Mais non.
Parce que les intelligents sont conseillés par Irène Frachon, Catherine Lemorton, Brigitte Dormont, Winkler, Pelloux, par des gens qui, eux, ont eu le temps de lire des tas de choses, puisque Georges, Janine et les autres allaient voir d’autres docteurs.
Heureusement.

Depuis 30 ans, j’écoute les gens, leur histoire, je décode leurs mots pour les mettre en relation avec des symptômes, puis des syndromes, puis des traitements.
J’ai passé 15 ans de ma vie à apprendre la signification de l’éthique, la déontologie, le reste à tenter de l’appliquer, mais je me suis quand même entendu dire par un lourdaud des assurances  » ma p’tite dame, votre code de déontologie…il va falloir que le revoir ! « 
Alors maintenant, puisque le fait que moi je sache ce que Brigitte ne sait pas, serait une discrimination et une injustice, puisque vivre du soin serait une  » rente de situation « , et que les intelligents qui n’ont jamais touché un patient pensent pouvoir faire mieux que moi, je vais les laisser faire et je vais définitivement cesser de tenter d’être intelligente. Moi, je vais juste soigner ceux qui pensent que je suis à même de le faire.

 En réponse aux propos tenus dans cette vidéo (version longue et extraits) 

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